Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/02/2014

Le lecteur

A cet idéal d'écriture porté par Juarroz répond le besoin, tout aussi idéal, d'un lecteur investi d'une attente absolue. Porté par les ombres tutellaires de Char et Michaux, Christian Bobin dresse dans un saisissant passage de Souveraineté du vide le portrait d'un lecteur incandescent en quête de son double parfait : "l'écrivain sourcier".

 

Purification. Entrée en lecture. Entrée en rêverie. Purification.

 

Lisant, non pas pour savoir, non pas pour apprendre, pour accumuler, pour entasser, pour acquérir. Non, rien de tout cela. Lisant bien plutôt pour oublier, pour se déprendre, pour perdre, pour se perdre. Redevenant seul, infiniment seul.

 

Assez seul pour ne plus l'être jamais.

 

18/02/2014

Lettres vives

Allez savoir pourquoi un recueil s'impose soudain comme le totem d'une saison... Onzième poésie verticale de Roberto Juarroz est le ciment de cet hiver. Chaque page vient posément calfeutrer les interstices glaçés par le vent; chaque page rend hommage au nom de l'éditeur qui les a publiées en français, Lettres vives; chaque page délivre sa part de lumière au jour naissant et tous les matins deviennent argentins.

Une écriture qui supporte l'intempérie,

qui puisse se lire sous le soleil ou sous la pluie,

sous la nuit ou le cri,

sous le temps dénudé.

 

Une écriture qui supporte l'infini,

les crevasses qui s'étoilent comme le pollen,

la lecture sans pitié des dieux,

la lecture illettrée du désert.

 

Une écriture qui résiste

à l'intempérie totale.

Une écriture qui puisse se lire

jusque dans la mort.

10/02/2014

Poétique du sommet

Pierres. Matrice des montagnes. Harmonie de pierres, mer à houle calme, mer minérale. Au milieu se pose un chemin, une ligne, fiable comme une mire. Sur la grille des comptes, à l'heure de l'obscur, les pierres vaudront de l'or.

Et les poètes qui parlent avec les montagnes, vivent montagnes, traducteur du langage brut des pierres sont d'éternels orpailleurs. Erri de Luca est de ceux-là. Et lorsqu'il publie un livre de dialogues, Sur la trace de Nives avec Nives Meroi alpiniste, les paroles qu'ils lui attribuent sont une poétique des cimes.

"...le vide augmente et la montagne se resserre, se réduit, s'écrase vers le sommet. La terre finit et on voyage sur le bord des deux règnes, le sommet est la parfaite frontière, la fin de la terre, la beauté."

 

30/01/2014

Hiver

Une fois n'est pas coutume, l'extrait du jour sera long, comme l'est l'hiver, comme l'est ce poème d'Antoine Emaz. On a bien tenté de l'incurver, de le creuser, de le fouiller, mais il était déjà au plus près du nu. Les mots malaxés et retournés comme de la tourbe, plus rien à bouger, juste répéter et faire passer.

le ciel se défait

en sous-couches successives

se délite

 

on a les mots en main

comme des étoiles

qui tiennent mal

***

continuer le travail

passer delà cette coque de ciel

ou s'écraser

***

on tourne autour de quel vrai

mal en mots

 

on gravite avec les mots autour

de quoi

muet

qui force à tourner autour

***

encore une fois

l'élan l'impact

et le corps s'amenuise

***

à chaque fois

il y a ce redressement

et les mots reviennent

d'où plus loin que les mains

dans les mains

 

comme des muscles nets

plus maigres

à l'intérieur

 

à chaque fois émerger

c'est étrange

ça parle juste

de travers

20/01/2014

Mantras

Certes, on ne répétera pas en boucles ces mots d'Emmanuel Dall'aglio mais pourtant ils ont bien valeur de mantras... Là, vivant dans un coin de l'esprit, posés sur le beau papier des livres du Cheyne... et depuis tant d'années ils aident, ils soutiennent, prenant au gré des saisons une force, une densité, une intensité qu'on ne soupçonnait pas à leur découverte, il y a déjà vingt ans...

Aime ce jour, cette nuit

et tout ce qui vient trop tard...

Ainsi se rencontrent les saisons.

 

***

L'évidence m'est nomade.

 

***

Nomade, comme l'inutile

intempérie du coeur...

 

***

D'inconsolables sabliers,

d'inguérissables vides.

10/01/2014

La voix vide

Le parquet grince, les enfants dorment, des arpèges, bientôt minuit... Un moment vient, fine ligne cerclant la nuit. Un moment de rien, mouvement ténu, clos et ouvert, traces de naissance et de fin. Tout en un, moment vertige, inabouti, impalpable... Seule la poésie peut le dire, et encore... faut-il aussi s'appeler Roberto Juarroz.

Une arête dans la gorge

peut évider la voix.

 

Mais la voix vide parle aussi.

Seule la voix vide

peut dire le saut immobile

vers nulle part,

le texte sans paroles,

les trous de l'histoire,

la crise de la rose,

le rêve de n'être personne,

l'amour le plus désert,

les cieux abolis,

les fêtes de l'abîme,

la conque brisée.

 

Seule la voix vide

peut parler du vide.

Ou de son ombre claire.

02/01/2014

S'étonner du rien

L'âme adore nager, écrivait Michaux. Celle de Roberto Juarroz plongeait et volait, et revenait au monde nantie d'une poésie qui alliait la méditation à la sensualité du vide, mais peut-être est-ce la même chose... ? Poème 19 de la 11é Poésie verticale.

Veille de l'émerveillement,

postériorité de l'émerveillement.

Entre les deux durées

uniquement un trou.

L'imminence et son couchant :

rives du vide.

 

Rien que le temps suspendu.

Rien qu'une clairière

dans la forêt du temps.

 

C'est la plus pure clarté :

s'étonner du rien.

 

Le rien s'étonne du rien.

30/12/2013

Une serpe de lait

Dans quelques pages des suppléments littéraires de 2014 on parlera sous peu de Philippe Jaccottet à qui un volume de la Pléiade va être consacré, rarissime honneur fait à un poète de son vivant. Pour l'heure il est compagnon d'insomnie, présence nocturne, apaisement par les mots.

Je garderai dans mon regard

comme une rougeur plutôt de couchant que d'aube

qui est appel non pas au jour mais à la nuit

flamme qui se voudrait cachée par la nuit

 

J'aurai cette marque sur moi

de la nostalgie de la nuit

quand même la traverserais-je

avec une serpe de lait

***

J'ai de la peine à renoncer aux images

 

Il faut que le soc me traverse

miroir de l'hiver, de l'âge

 

Il faut que le temps m'ensemence

16/12/2013

Le voyage immobile

Mêlez l'oud, le piano et l'accordéon du Voyage de Sahar d'Anouar Brahem aux pages de Conjoncture du corps et du jardin de Claude Esteban, baissez les lumières, laissez un murmure de soie empreindre la pénombre... et c'est comme si on lisait à même un coeur, comme si on entendait, enfin, le chant d'une peau...

J'ai refermé, sans le finir, mon livre. Qu'importent les mots clairs ? Toutes les pages lues parlaient d'un soleil immobile. Je n'ai pas vu l'ombre s'accroître sur le mur.

12/12/2013

traversées du temps

Certaines lignes s'enracinent dans un pli de mémoire et vivent une vie discrète avant de ressurgir. D'où viennent-elles ? De qui sont-elles ? Et voilà une drôle de quête qui débute et qui ne connaît qu'une voie. Lire, lire et relire des oeuvres déjà lues jusqu'à retrouver l'objet de la rêverie, c'est le travail du lecteur, seul écho digne du travail du poète : nous rendre intelligible à nous-mêmes en inscrivant au plus profond de nos sens des mots qui traverseront le temps...

Six lignes extraites de Paix dans les brisements de Henri Michaux.

purifié des masses

purifié des densités

tous rapports purifiés dans le miroir des miroirs

éclairé par ce qui m'éteint

porté par ce qui me noie

je suis fleuve dans le fleuve qui passe