28/02/2012
Autopsychographie
Pour clore cette série portugaise, un dernier détour par leur maître à tous, Fernando Pessoa, l'alpha et l'oméga, l'ombre et la lumière de la langue poétique. Ecrite sous son propre nom de Pessoa (que l'on peut traduire par "personne"...), Autopsychographie est une pièce fascinante et déroutante, un miroir trouble dans lequel le poète et le lecteur s'interrogent et s'émeuvent en un même mouvement. Rappelant ainsi qu'en d'autres temps le poème se révéla implacable révélateur des failles humaines tout en demeurant son plus vital baume réparateur.
Feindre est le propre du poète.
Il feint si complétement
qu'il en arrive à feindre qu'est douleur
la douleur qu'il ressent vraiment.
Et ceux qui lisent ses écrits
ressentent sous la douleur lue
non pas les deux qu'il a connues
mais bien la seule qu'ils n'ont pas.
Ainsi, sur ses rails circulaires
tourne, accaparant la raison,
ce petit train à ressorts
qui s'appelle le coeur.
23:58 Publié dans Fernando Pessoa | Lien permanent | Commentaires (0)
26/02/2012
Masque de la vie
Où finit le poème ? Une autre leçon lusophone, un autre poète en son miroir, Jorge de Sena. Derrière ces mots, l'ombre immense, incontournable de Fernando Pessoa. Le poème se nomme Post-scriptum et pourrait s'apposer effectivement au terme d'une improbable et universelle anthologie de la poésie d'hier et d'aujourd'hui.
Je ne serai pas même le réconfort des tristes,
des humiliés ou de ceux en qui bout la rage
d'une vie toute entière peu à peu trahie.
Non, je ne serai certainement rien de ce que l'on garde
ou de ce qui sert,
et je mourrai, quand viendra l'heure, en tête à tête
avec moi-même.
Ce n'est que craintivement, au cours des heures mortes,
que me lira
se cachant de tous et de lui-même,
curieux, celui qui accepte d'imaginer
combien la poésie elle-même est masque de la vie.
21:16 Publié dans Jorge de Sena | Lien permanent | Commentaires (0)
20/02/2012
Les armes imprécises
D'où vient le poème ? Leçon une, par Antonio Ramos Rosa. Portrait de l'écrit en son origine, magnifique d'humilité, rappelant quelques fondamentaux : le poète, avant d'être artiste, est artisan. Sa vie est matière brute sur l'établi. Il travaille, il tâtonne, il façonne. Ecoute, labeur, ascèse sont aux ordres des mots.
J'écris avec des mains détruites...
Je descends avec le sable de l'ombre...
La splendeur d'un juste domaine. Et une terre éveillée, pure d'abandon...
La page mobile se remplit de murmures blancs et de lampes de pays sans nom. Quelque chose veut parler, quelque chose habite le silence, quelque chose se lève et se perd parmi des fragments épars.
***
Je cherche obstinément à comprendre. J'écoute, je touche, mais où sont les armes imprécises ?
Entre argile et soleil, je veux dessiner le geste qui m'épie et me domine.
21:53 Publié dans Antonio Ramos Rosa | Lien permanent | Commentaires (0)
13/02/2012
Montagne
L'hiver nous a fendu la peau mais on le sent prêt, bientôt, à rendre les armes. Viendra sous peu le temps des sentiers. Mais avant, bien avant, il y a le songe du parcours, l'oeil et le doigt cheminant de concert sur les tracés d'une carte, la mémoire revisitant l'alphabet des roches. Le besoin de montagne, nul n'en a mieux parlé que Jacques Dupin dans Gravir.
Te gravir et, t'ayant gravie - quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule et dévale, - te gravir encore. Autre cime, autre gisement.
Depuis que ma peur est adulte, la montagne a besoin de moi. De mes abîmes, de mes liens, de mon pas.
20:53 Publié dans Jacques Dupin | Lien permanent | Commentaires (0)
05/02/2012
De l'utilité d'une postface
On ne les lit pas toujours, ou trop distraitement. On pense que l'écrivain, à fortiori un poète, a déjà dit l'essentiel et qu'il n'y aurait dans la postface qu'aimable redite. Que l'on se trompe ! Henri Michaux est là pour recadrer nos jugements.
Mes propriétés est une pierre angulaire de son oeuvre. Dès 1930 elle introduit toute la singularité de Michaux : en marge de toute école ou groupe, sa voix secoue, interroge et bouleverse la matière humaine. Textes fondamentaux pour le lecteur, ces pièces l'étaient également pour l'auteur qui leur adjoint en 1934 une postface, sorte de guide lecture, tout aussi nécessaire que le corpus principal. On y lit ainsi :
Ce livre, cette expérience donc qui semble toute venue de l'égoïsme, j'irais bien jusqu'à dire qu'elle est sociale, tant voilà une opération à la portée de tout le monde et qui semble devoir être si profitable aux faibles, aux malades et aux maladifs, aux enfants, aux opprimés et inadaptés de toute sorte.
Ces imaginatifs, souffrants, involontaires, perpétuels, je voudrais de cette façon au moins leur avoir été utile.
N'importe qui peut écrire "Mes propriétés".
C'est à cette lumière que l'on lira et relira encore l'essentiel Je suis gong.
Dans le chant de ma colère il y a un oeuf,
et dans cet oeuf il y a ma mère, mon père et mes enfants,
et dans ce tout il y a joie et tristesse mêlées, et vie.
Grosses tempêtes qui m'avez secouru,
beau soleil qui m'a contrecarré,
il y a haine en moi, forte et de date ancienne,
et pour la beauté on verra plus tard.
Je ne suis, en effet, devenu dur que par lamelles;
si l'on savait comme je suis resté moelleux au fond
je suis gong et ouate et chant neigeux
je le dis et j'en suis sûr.
20:40 Publié dans Henri Michaux | Lien permanent | Commentaires (0)