18/03/2020
Vivre au ralenti en compagnie de La ralentie
Confinement jour deux. Il faut convoquer à son chevet les amis fidèles, invoquer leurs mots pour échapper une minute au réel; ou mieux le comprendre, mieux le happer... Chacun.e fera comme bon lui semblera... Voici Henri Michaux et sa si touchante Ralentie, miroir d'un visage aimé, à la frontière entre l'intime et le vide, chronique d'un temps suspendu...
Ralentie, on tâte le pouls des choses; on y ronfle; on a tout le temps; tranquillement, toute la vie. On gobe les sons, on les gobe tranquillement; toute la vie. On vit dans son soulier. On y a fait le ménage. On n'a plus besoin de se serrer. On a tout le temps. On déguste. On rit dans son poing. On ne croit plus qu'on sait. On n'a plus besoin de compter. On est heureuse en buvant; on est heureuse en ne buvant pas. On fait la perle. On est, on a le temps. On est la ralentie. On est sortie des courants d'air. On a le sourire du sabot. On n'est plus fatiguée. On n'est plus touchée. On a des genoux au bout des pieds. On n'a plus honte sous la cloche. On a vendu ses monts. On a posé son œuf, on a posé ses nerfs.
Ouverture de La Ralentie in Lointain intérieur (1937)
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25/05/2018
Politique
Henri Michaux jamais n'écrivit de textes politiques, son territoire poétique transcendait tout cadre... Aussi gardons-nous de ne pas faire porter à l'un de ses écrits un étendard qui ne lui correspondrait pas, mais un pas de côté peut s'autoriser, un pont entre l'année 1959 et 2018 peut se former via cet extraordinaire poème, Bouclier sous les coups, extrait de Vigies sur cibles.
Nous vivons une violence morale, politique et économique où le dédain de classe et la bêtise crasse se disputent une palme obscène. Nous refusons ce monde nouveau, nous n'avons pas pris les armes, nous cherchons une zone d'où attaquer, nous lisons avant l'assaut, nous désirons un souffle, une concentration...
Nous vous écoutons Henri Michaux, et pardonnez l'interprétation que nous ferons de vos mots, ils réparent nos maux.
Sous l'averse qui pleut sur lui
sous la projection incessante
dans le bouillonnement
il reçoit
il reçoit quoi ?
Difficile savoir
difficile savoir savoir
Derrière quatre écrans
dans sa chambre noire
il reçoit (...)
Les prises sont multiples
les abandons sont multiples
Entre douze savoirs, onze fois le doute
et le vent,
le vent de l'infime
le vent venant de l'inconnu
le vent de l'incertitude
le vent pour la perpétuation de l'incertitude
(...)
Trouble maintenant
trouble semblable à une paix bousculée
paix semblable à des éléphants de mer
sur une plage inhospitalière
Pouvoirs réduits,
plus de pouvoirs
poussière de pouvoirs
pluie de pluie
vertiges
buissons de pales
qui file
qui a filé
efforts finis
(...)
Temps
temps s'écoule
manne de temps
quel temps ?
C'est l'heure où le pauvre et le déchu
comme le riche et l'important
recueille une moisson surprise dans des champs inconnus
où chacun, de retour chez soi, vit avec ses parasites
mais balai à son tour balayé
reviennent les dehors
se rapprochent les dehors
on perçoit
on perçoit qu'on perçoit
afflux
Afflux sur soi
afflux contre afflux
Et prédateur comprend
Soleil à qui sait réunir.
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08/06/2017
La voie poétique
Une nuit, un grand vent s'engouffre par toutes les portes de votre corps, même les plus secrètes... Vous pensez que ce corps ainsi ouvert à tous les vents ne peut pas être votre corps d'origine... Ainsi un corps fantôme, ou à tout le moins, extraordinaire, domine votre corps, le soulève et l'étend comme linges sur la corde... Puis vous songez : peut-être le connaissez vous, finalement, ce corps...né du mot, né de fougères et de mer, de vent et de brume, de criques et de sentes, corps d'avant la lumière...
Vous lui confieriez bien votre vie, tout comme Henri Michaux confia la sienne à un poème...
Tu t'en vas sans moi, ma vie.
Tu roules,
Et moi j'attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t'ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l'apportes.
A cause de ce manque j'aspire à tant.
A tant de choses, à presque l'infini...
A cause de ce peu qui manque, que jamais tu n'apportes.
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26/05/2015
Méditation
L'un des tous premiers jours d'Octobre 1984 Henri Michaux rendit à son éditeur le manuscrit de Déplacements Dégagements et le 19 du même mois son coeur lui fit défaut. Les derniers mots édités de son oeuvre furent ainsi ceux de Postures, quatre poèmes autour du corps et de la méditation. Entre sereine mélancolie et dernière balade au bord des gouffres, l'ensemble en impose par son acuité et donne si furieusement envie d'avoir quatre-vingt-cinq ans que cela en est presque inquiétant. Extrait de Posture privilégiée.
Sous la tête,
les bras interdits de mouvements,
interdits d'interventions
Dans la tête
quiétude, harmonie, extension
Au bout le corps repose
Rien ne bouge
Plus de battues dans les bois
Plus de clairières
Soustraction
Abstinence règne
... savoir se laisser déposséder
L'esprit n'est plus détourné;
n'est plus offert aux distractions
n'en rencontre plus l'envie
Bain sans eau
Des provinces sans fin du corps allongé
on est sans nouvelles
Par-dessus un immense fleuve,
un pont s'est établi
d'une seule arche l'enjambant,
d'une arche unique se perdant au loin.
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13/03/2015
Dans l'attente
Au seuil des nuages, quand toutes les pensées domestiques ont rendu les armes, avant l'achèvement du jour, on se cherche une pensée valable quatre saisons, un mantra qui saurait dire l'indicible...
Alors, retour aux bases en scrutant l'horizon de Michaux, du côté de La vie dans les plis, pour voir un peu comme ça, si par hasard on n'y figurerait pas, et si Dans l'attente ne serait pas cette pensée...
Un être fou,
un être phare,
un être mille fois biffé,
un être exilé du fond de l'horizon,
un être boudant au fond de l'horizon,
un être criant au fond de l'horizon,
un être maigre,
un être intègre,
un être fier,
un être qui voudrait être,
un être dans le barattement de deux époques qui s'entrechoquent,
un être dans les gaz délétères des consciences qui succombent,
un être comme au premier jour,
un être...
21:29 Publié dans Henri Michaux | Lien permanent | Commentaires (0)
20/01/2015
Lutte
Après le chaos... dans le grand vide de dix-sept corps absents, retrancher les lignes brisées et reprendre corps avec le mouvement...
Après Charlie, la poésie n'a toujours qu'un seul sens : puiser, à la source du monde, le grain des mots qui feront demain, de l'intime à tous...
Et comme Michaux avec ces figures à l'encre qu'il nommait Mouvements, apprendre à vivre avec ces taches, à jamais indélébiles.
Taches
taches pour obnubiler
pour rejeter
pour instabiliser
pour renaître
pour raturer
pour clouer le bec à la mémoire
pour repartir
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12/11/2014
Poésie pour pouvoir
Pour marquer les cinq ans de Vox Poetik il fallait bien ces quelques semaines de silence et le choix d'un texte emblématique pour relancer la voix, pour l'éclaircir.
Il est là : Poésie pour pouvoir de Henri Michaux. Un ensemble de trois pièces d'une densité rare à travers lesquelles Michaux, au mitan de son existence, entreprend de lutter contre la sourde colère qui le tend et le tord. Il déclare un combat, et en luttant contre s'affirme pour par les mots. C'est une leçon et nous l'apprendrons et nous la suivrons en commençant par la fin, avec les deux dernières strophes d'Agir, je viens.
Equipage de renfort
en mystère et en ligne profonde
comme un sillage sous-marin
comme un chant grave
Je viens
ce chant te prend
ce chant te soulève
ce chant est animé de beaucoup de ruisseaux
ce chant est nourri par un Niagara calmé
ce chant est tout entier pour toi
Plus de tenailles
plus d'ombres noires
plus de craintes
Il n'y en a plus traces
il n'y a plus à en avoir
Où était peine, est ouate
où était éparpillement, est soudure
où était infection, est sang nouveau
où étaient les verrous est l'océan ouvert
L'océan porteur et la plénitude de toi
intacte, comme un oeuf d'ivoire.
J'ai lavé le visage de ton avenir.
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07/05/2014
Mouvements
On ne tient plus en place. Le corps a soif de mouvements. Le corps sort de sa coque de corps, explose. Mystères.
La vaste forêt demeure trop étroite. Et montagnes, encore trop plates. Alors on part dans le grand vent en pensant à Henri Michaux commentant les figures d'encre de Mouvements.
Course qui rampe
rampement qui vole
unité qui fourmille
bloc qui danse
(...)
Adieu fatigue
adieu bipède économe à la station de culée de pont
le fourreau arraché
on est autrui
n'importe quel autrui
On ne paie plus tribut
une corolle s'ouvre, matrice sans fond
La foulée désormais a la longueur de l'espoir
le saut a la hauteur de la pensée
on a huit pattes s'il faut courir
on a dix bras s'il faut faire front
on est tout enraciné, quand il s'agit de tenir
Jamais battu
toujours revenant
nouveau revenant
tandis qu'apaisé le maître du clavier feint le sommeil
23:12 Publié dans Henri Michaux | Lien permanent | Commentaires (0)
12/12/2013
traversées du temps
Certaines lignes s'enracinent dans un pli de mémoire et vivent une vie discrète avant de ressurgir. D'où viennent-elles ? De qui sont-elles ? Et voilà une drôle de quête qui débute et qui ne connaît qu'une voie. Lire, lire et relire des oeuvres déjà lues jusqu'à retrouver l'objet de la rêverie, c'est le travail du lecteur, seul écho digne du travail du poète : nous rendre intelligible à nous-mêmes en inscrivant au plus profond de nos sens des mots qui traverseront le temps...
Six lignes extraites de Paix dans les brisements de Henri Michaux.
purifié des masses
purifié des densités
tous rapports purifiés dans le miroir des miroirs
éclairé par ce qui m'éteint
porté par ce qui me noie
je suis fleuve dans le fleuve qui passe
21:44 Publié dans Henri Michaux | Lien permanent | Commentaires (0)
10/04/2013
Ne plus jamais purifier
Vraiment, il est des jours où le spectacle du monde étouffe, où le mille-feuilles des turpitudes et incohérences humaines devient par trop indigeste, où l'on voit revenir des mots souillés que l'on pensait indicibles. Purifier disent-ils... comme si ce chemin n'avait jamais mené au charnier...
Alors en ces jours comme en d'autres, bien meilleurs, tout n'est pas noir, loin de là, restons encore une fois sur une page de Michaux... Lorsqu'il écrit Emportez-moi son humeur n'était peut-être pas politique, mais faisons quand même nôtre aujourd'hui ce poème de sauvegarde.
Emportez-moi dans une caravelle,
dans une vieille et douce caravelle,
dans l'étrave, ou si l'on veut dans l'écume,
et perdez-moi au loin, au loin.
Dans l'attelage d'un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l'haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
sur les tapis des paumes et leur sourire,
dans les corridors des os longs et des articulations.
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
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