31/05/2017
Le souci mortel d'être vivant
Prenez un bateau tatoué de larmes et remontez le temps - hier Virginie Despentes parlait de notre monde et lançait d'une voix douce, un brin éraillée mais ferme : "Il faut de l'amour, il n'y a que ça qui nous sauvera."
Suivez le fil de sa pensée, traversez un siècle sur un vaisseau fantôme et rendez-vous en 1929. Cette année-là, Paul Eluard publie L'amour, la poésie, donnant corps aux deux phares de sa vie. Parmi tous les poèmes de ce recueil, il en est un qui poigne le coeur et le laisse saisi, comme brûlé par les rayons d'un soleil cruel et lucide...
A droite je regarde dans les plus beaux yeux
A gauche entre les ailes aveugles de la peur
A droite à jour avec moi-même
A gauche sans raisons aux sources de la vie
J'écoute tous les mots que j'ai su inspirer
Et qui ne sont plus à personne
Je partage l'amour qui ne me connaît pas
Et j'oublie le besoin d'aimer
Mais je tourne la tête pour reprendre corps
Pour nourrir le souci mortel d'être vivant
La honte sur un fond de grimaces natales
23:16 Publié dans Paul Eluard | Lien permanent | Commentaires (0)
28/05/2017
Le dernier royaume (2)
Vous écrivez, vous composez, vous créez... Peut-être parfois écoutez-vous "Hurt", dans sa version originale ( Nine Inch Nails), ou bien celle, intemporelle, de Johnny Cash, ou mieux encore, celle de Youn Sun Nah, la plus incarnée... Vous songez à la postérité, aux flux du temps, et certains soirs, c'est peut-être la matière noire qui vous attire, le trou béant du néant... bref, vous doutez, fortement... Aussi, peut-être est-il temps de relativiser, et Pascal Quignard, encore une fois, paraît porteur d'un raisonnable faisceau d'espoir... Ne pensez plus, vivez...
Le Dernier royaume, vol.1, Les Ombres errantes, chap. XI
Chaque oeuvre est comparable à un pan de roches s'écrasant dans l'eau; chaque saison de même; des cercles s'y propagent; ils se perdent dans le futur qui s'y répète comme dans le passé qu'ils inventent; ils sont perdus mais ils ne sont pas disparus;
ils ne sont pas disparus que déjà une autre pierre tombe comme la
terre elle-même jadis est une pierre tombée dans l'espace,
y vécut peu à peu dans la lumière et l'eau, les fleurs, les oiseaux et les rêves, le langage, la mort,
y disparaîtra.
02:41 Publié dans Pascal Quignard | Lien permanent | Commentaires (0)
21/05/2017
Le dernier royaume (1)
Où se love le mystère d'une rencontre ? Dans quel ourlet de la mémoire repose un visage connu, un corps évident, une voix reconnue ?
Il en va de même des livres... Pascal Quignard, parallèlement à son travail de romancier, mène depuis quinze années une oeuvre unique, improbable, réunie en neuf volumes à ce jour sous le titre Le dernier royaume.
Précis esthétique, poétique, philosophique, rhétorique, cette suite de fragments est avant tout, et surtout, une de ces oeuvres dont les lecteurs peuvent dire un jour, avec la plus grande sincérité, qu'elle leur a sauvé la vie...
Extrait du Dernier royaume, volume 1 : Les Ombres errantes.
Qui n'aime ce qu'il a aimé ? Il faut aimer le perdu et aimer jusqu'au jadis dans le perdu.
Jusqu'au jardin dans l'extinction de la nature et jusqu'au Paradis dans le Jardin.
Il faut aimer le manque et non pas à chercher à s'émanciper de lui.
Il faut aimer la différence sexuelle;
aimer la nudité dans les orifices de la nudité;
aimer la perte.
Il faut adorer le temps.
23:09 Publié dans Pascal Quignard | Lien permanent | Commentaires (0)
12/05/2017
Etre un pin
Publiée en 2006, l'anthologie personnelle que Kenneth White concocta pour l'inépuisable collection Poésie/Gallimard porte un titre fort emblématique en ces temps troublés et troublants : Un monde ouvert. C'est donc en hommage à ce titre prémonitoire que se met en place l'extrait de ce jour.
Le fond sonore est l'oeuvre de Momo Wandel Soumah, griot guinéen, Toko; le poète est donc, Kenneth White, né à Glasgow, vivant aux dernières nouvelles en Bretagne, grand voyageur des landes insulaires et de toutes les latitudes; le poème concerné traite des Interprétations d'un pin tordu et porte en exergue ce haïku de Basho : Si tu veux connaître le pin, deviens le pin. Le vin servi est un Faugères 2015, vin de garrigue, de pierres et de vent.
Le décor est posé, le monde de la poésie et de l'émotion ne connaîtra JAMAIS de frontières, vous pouvez savourer.
Je vis paisible
mais les vents me prennent pour cible
ma métaphysique est une danse
au coeur de l'existence.
Les branches de mon cerveau
vibrent au soleil et au vent
la forêt de mon esprit
est fécondée par la pluie
ma résine est ma raison.
Regardez sur le ciel
le pin fou, très réel.
22:44 Publié dans Kenneth White | Lien permanent | Commentaires (0)
06/05/2017
Un sourire entre les pierres
Ici Paris, tension, convulsion, répulsion. Les yeux brûlent. Le réel s'orne de figures blêmes, parle la langue des blattes, chaque jour beauté mutilée.
On cherche la finesse, on réclame l'intelligence, on voudrait une sérénité inaccessible. Les vivants sont perdus, seuls les disparus parlent au coeur.
Leur silence, leur élégance traversent le temps et sont un baume. Claude Esteban est la voix qui nous caresse. Extrait de Sur la dernière lande.
Et peut-être que tout était écrit dans le livre
mais le livre s'est perdu
ou quelqu'un l'a jeté dans les ronces
sans le lire
n'importe, ce qui fut écrit
demeure, même
obscur, un autre qui n'a pas vécu
tout cela
et sans connaître la langue du livre, comprendra
chaque mot
et quand il aura lu, quelque chose
de nous se lèvera
un souffle, une sorte de sourire entre les pierres.
12:20 Publié dans Claude Esteban | Lien permanent | Commentaires (0)